Pour l’occupation, depuis décembre 2012, d’un immeuble dans le Xe arrondissement parisien, son propriétaire espagnol logé au Luxembourg réclame devant le tribunal des dommages et intérêts colossaux aux associations Droit au logement et Jeudi noir.
La justice refait le match entre un promoteur et des associations de droit au logement
«L’enjeu de cette instance est la survie de Droit au logement, pas moins.» L’avocat de l’association, Simon Foreman, n’hésite pas à noircir le tableau devant le TGI de Paris. La société en nom collectif du 2, rue de Valenciennes, le sigle d’un promoteur immobilier, lui réclame la bagatelle de 2,5 millions d’euros pour l’occupation d’un immeuble de 1 000 m2 sis à la même adresse. En coulisse, Jean-Baptiste Eyraud, fondateur de ce mouvement d’entraide aux mal ou pas du tout logés, dont les statuts visent explicitement «l’application de la loi de réquisition sur les immeubles et logements vacants», refait ses comptes : «Notre budget annuel est de 180 000 euros, alimentés par des dons ; nous employons deux salariés et demi, payés à 120% du Smic.»
Fin 2012, une soixantaine de squatters investissement cet immeuble du Xe arrondissement, quasi inoccupé depuis deux ans. Ce n’est pas forcément la bonne cible, s’agissant de locaux professionnels précédemment loués par une bijouterie. Mais l’activisme de Droit au logement (DAL) et aussi de Jeudi noir (un collectif mouvementiste sans existence juridique) motivera la mairie de Paris à préempter l’immeuble en 2015 pour le transformer en logements. Voeux pieux à ce jour, une douzaine de squatters étant toujours sur la place dans l’attente du premier coup de pioche.
Portrait peu flatteur
Le promoteur fait officiellement profil bas, son avocat, Jacques Bouyssou, louant le «but honorable» des militants squatteurs, leur accordant même un «droit à l’erreur». Simple précaution oratoire avant de faire tourner la calculette des dommages et intérêts – une première judiciaire depuis la création du droit au logement. Jusqu’à l’absurde. En pleine crise de l’immobilier de bureaux, surtout en cet arrondissement parisien proche de la gare du Nord, la préemption de l’immeuble par la mairie, au prix de 6,5 millions d’euros, fut pour lui une bien utile porte de sortie. Mais il fait miroiter une hypothétique revente à un institut de formation pour 7,2 millions afin de réclamer la différence (700 000 euros) aux squatteurs. Devant l’énormité, non seulement de la somme mais aussi du raisonnement, il renonce finalement à la réclamer. Mais exige quand même de Droit au logement ou de Jeudi noir le remboursement de frais de procédure initiées en marge du squat : contre la ministre du Logement Cécile Duflot (pour diffamation) ou la BNP (devant le tribunal de commerce). Du grand n’importe quoi.
Seuls dommages et intérêts réellement plausibles : cet «investisseur familial de l’Union européenne a été présenté comme un spéculateur et un défiscalisateur», insiste Me Bouyssou, qui réclame à ce titre aux militants pas moins de 500 000 euros au titre de son préjudice moral. De fil en aiguille, le promoteur ne réclame plus que 800 000 euros à la barre (aux 2,5 millions au départ). Ce qui reste une somme énorme comparée aux ressources de DAL. Avec publication du jugement en une de Libération, du Monde et du Parisien, soupçonnés d’avoir relayé ce portrait peu flatteur. Sauf qu’il s’agit là de diffamation, qui relève d’une procédure spécifique aujourd’hui prescrite. «Le préjudice est gonflé, monté en épingle», s’insurge Me Foreman.
«Briser le collectif»
Symptome de l’intention de nuire du promoteur, il s’en prend à «l’opacité cultivée» de Jeudi noir et sa seule adresse figurant sur Internet : «Prenez à gauche, puis tout droit, vous y êtes.»Statutairement, ce n’est pas une personne morale, «même si elle n’en est pas dépourvue», sourit l’un de ses fondateurs, Julien Bayou, actuel porte-parole de EE-LV. Faute de pourvoir poursuivre cette association qui n’en est pas une, la SNC du 2, rue de Valenciennes poursuit à titre personnel deux de ses animateurs, Stéphane Roques et Christophe Driesbach, ayant brièvement concouru à l’occupation des lieux. Et eux seuls. «Volonté délibérée de briser le collectif, comme si chacun des occupants était privé de son propre jugement», s’insurge leur avocate, Fanny Audrain. Et de réclamer en retour 10 000 euros de dommages et intérêts pour poursuites abusives. Jugement le 15 mai.